l’accès aux droits et les non-recours

Un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH),adopté à l’unanimité  lors de l’Assemblée plénière du 24 mars 2022.

Alors que plusieurs rapports et institutions pointent la difficulté pour de nombreux citoyens de faire respecter et d’accéder à leurs droits, la CNCDH rappelle, dans cet avis, l’inutilité de créer des droits sans mise en œuvre effective. Afin de garantir la pleine effectivité des droits, elle recommande d’une part de repenser la construction des politiques publiques : en luttant contre les préjugés et les discriminations qui favorisent les non-recours, en évaluant aussi bien les dispositifs que l’accès aux droits lui-même, et en impliquant les bénéficiaires des droits. D’autre part, elle appelle à repenser l’accessibilité des droits en simplifiant les démarches, en développant la formation des agents d’accueil à un accompagnement plus humain, en assurant un suivi des dossiers et enfin en construisant des outils numériques adaptés à la situation des personnes.

 

La Commission nationale consultative des droits de l’homme ,institution indépendante de protection et de promotion des droits de l’homme, rappelle aux pouvoirs publics qu’il leur revient de construire et de mettre en œuvre des politiques publiques assurant l’effectivité des droits de l’homme. Or, tel n’est pas le cas alors que la crise de la Covid-19 n’a fait qu’amplifier les difficultés d’accès aux droits (santé, éducation, logement, culture et loisirs, etc., aggravant les situations de précarité en France .

2. Des politiques publiques qui ne permettent pas pleinement l’accès de tous aux droits favorisent ce qu’il est désormais convenu d’appeler, faute de terminologie plus adaptée, les non-recours. Notion apparue dans le débat public français dans les années 90, le non-recours alimente les agendas politiques et institutionnels. De la loi d’orientation contre les exclusions de 1998 (3) à la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté vingt ans plus tard (4), une place centrale devait être conférée à l’accès aux droits. Or, de nombreux rapports et études émanant d’institutions, de hautes juridictions ou encore d’associations sont régulièrement rendus, lesquels pointent la difficulté pour les citoyens de voir respecter leurs droits du fait d’une organisation des administrations soumise au  » gouvernement par les nombres  » (5), délaissant l’exigence de qualité de la relation au profit d’une recherche de performance. C’est ainsi, par exemple, que la Cour des comptes rappelle, dans un rapport paru en janvier 2022, que  » le [revenu de solidarité active] bénéficie insuffisamment aux personnes auxquelles il est destiné, avec des taux de couverture d’environ 70 % pour le volet allocation et de 40 % pour le volet accompagnement «  .

3. Si de nombreux travaux permettent d’objectiver ces non-recours dans le domaine précis des prestations sociales , tous les droits sont remis en cause : le droit au logement (8), à la santé, à l’éducation, à la formation professionnelle (9), etc. De plus, ces obstacles concernent aussi bien les procédures administratives permettant d’accéder aux droits que les procédures contentieuses permettant de faire valoir ses droits devant la justice. La CNCDH n’a pas vocation à recenser de façon exhaustive dans le présent avis les situations de non-recours ni à évaluer l’ensemble des dispositifs existants mais à analyser l’état de l’accès aux droits et la problématique du non-recours au regard de l’exigence du respect des droits de l’homme, au-delà de la seule question de l’accessibilité. Elle traite principalement dans cet avis des non-recours administratifs sachant qu’un avis ultérieur pourrait être dédié aux non-recours contentieux.

4. Dans la suite de son précédent avis sur l’approche fondée sur les droits de l’homme , la CNCDH entend alerter les pouvoirs publics sur l’impérieuse nécessité de combattre les non-recours, non seulement pour respecter les droits de chaque citoyen mais encore pour assurer l’efficacité des politiques publiques et la cohésion sociale. Il convient de mettre fin à la stigmatisation de sujets de droits auxquels il est reproché un soi-disant assistanat social en même temps qu’ils ont le sentiment d’être abandonnés par l’Etat au risque de conduire à une rupture sociale et à un  » abandon de leur citoyenneté « . Cela nécessite de repenser l’accès aux droits et la manière dont il est mis en œuvre par les institutions, notamment à l’égard des personnes en situation de vulnérabilité.

5. Par ailleurs, la CNCDH entend rappeler que les droits ne sauraient être conditionnés au respect préalable de devoirs, conformément à sa constante prise de position .

6. Les non-recours marquent l’échec de la mise en œuvre des politiques publiques et accentuent la dégradation des services publics. La supposée rationalité objective du calcul économique ne saurait être invoquée pour justifier une organisation attentatoire au respect des droits humains. D’ailleurs, les économistes eux-mêmes soulignent à quel point le calcul est délicat car il ne faut pas sous-estimer le coût social et financier des non-recours. Plus on aide les gens et plus ils gagnent en autonomie et en capacité, de sorte que même un calcul purement économique devrait conduire à lutter contre les non-recours. A titre d’exemple, un malade pris en charge à temps et dans de bonnes conditions engendrera sur le long terme moins de dépenses de santé . Une personne en situation d’extrême pauvreté à qui on assure une sécurité minimum par la jouissance de ses droits fondamentaux retrouvera des conditions de vie décentes qui lui permettront de faire face par elle-même à ses responsabilités, de faire des projets et d’être autonome, ainsi que les Prix Nobel d’économie Esther Duflo, Michael Kremer et Abhijit Banerjee l’ont démontré . C’est pourquoi une réflexion sur la nécessité de garantir à toutes et tous des moyens convenables pour mener une existence décente et bénéficier de leurs droits doit être menée .

7. La CNCDH constate l’usage désormais établi du terme de non-recours même si elle regrette que le vocable semble pointer la responsabilité du titulaire de droits qui n’aurait pas effectué les démarches requises. Elle considère qu’il est de la responsabilité des administrations de s’organiser de manière à l’éviter. Elle rappelle que le non-recours, selon la définition qu’en donne l’observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE),  » renvoie à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre  » . Les chercheurs ont mis en relief la diversité des types de non-recours qu’il est important de comprendre pour mieux en combattre les causes.

8. Il faut ainsi distinguer le non-recours involontaire du non-recours volontaire même s’il faut être prudent sur ce second qualificatif . En effet, si le sujet de droits renonce parfois volontairement à un droit, cela n’en délégitime pas pour autant le besoin . Le non-recours volontaire peut s’expliquer par la crainte de percevoir un indu qu’il faudrait rembourser lorsque les règles de calcul ne sont pas lisibles, de la peur d’être stigmatisé, ce qui est le cas de certains parents qui craignent de faire l’objet d’un signalement relatif à la garde de leurs enfants, s’ils demandent une aide. D’autres raisons peuvent encore l’expliquer qu’il s’agisse du désintérêt, de la non-adhésion au principe de l’offre, de l’incapacité cognitive ou physique à accéder à l’information par manque de mesures les rendant accessibles, etc.

9. Il faut encore distinguer le non-recours primaire qui consiste à ne pas réclamer un droit, qui est le plus évident, du non-recours secondaire. Ce dernier concerne les hypothèses où le citoyen a réclamé mais n’a pu obtenir son droit, du fait, par exemple, de la complexité des procédures. Sont également distingués le non-recours complet, qui consiste à ne rien obtenir, du non-recours partiel lorsque la personne perçoit moins que ce qui lui est dû. En outre, le non-recours permanent concerne les hypothèses où le droit n’est jamais obtenu alors qu’il peut exister un non-recours temporaire lorsqu’il existe un décalage temporel entre la date de l’obtention effective du droit et celle où il aurait dû être perçu, ce qui conduit au non-recours qualifié de  » frictionnel  » qui résulte  » du temps [administratif] nécessaire à la procédure de demande d’une prestation  » .

10. La CNCDH alerte sur le fait qu’il existe des hypothèses de cumul de non-recours. Une personne peut en effet cumuler le non-recours à plusieurs droits alors que la réparation intégrale des atteintes portées n’est pas garantie. Il est regrettable que la chasse aux non-recours ne soit pas une priorité alors que des moyens sophistiqués sont par ailleurs déployés au bénéfice de la lutte contre la fraude (fiscale, sociale) (20).

11. La CNCDH souligne que des discriminations peuvent être à l’origine de non- recours, de même que des préjugés sur certains citoyens peuvent aussi les alimenter  en créant des obstacles supplémentaires au respect des droits. Par ailleurs, de toute évidence, les obstacles rencontrés lors de la revendication des droits affectent davantage les personnes en situation de vulnérabilité, également plus exposées aux discriminations.

Ainsi, les personnes migrantes dans le Calaisis qui se voient notifier des expulsions de leur lieu de vie sur des motifs juridiques ou selon des procédures erronées, ne peuvent pas exercer de recours en raison de leur situation d’extrême précarité . Il en est de même pour les gens du voyage, la question de l’ineffectivité de leur droit au logement étant une problématique récurrente sur laquelle une attention toute particulière est portée (23). Les étrangers détenus auxquels une obligation de quitter le territoire français (OQTF) est notifiée pendant leur incarcération accumulent également les obstacles, de par leur situation, pour faire valoir leurs droits. Ils ne disposent que de 48 heures pour saisir le juge administratif d’une requête en annulation contre l’OQTF, lequel statue dans les 72 heures de sa saisine (24). Or, la brièveté de ces délais ainsi que les contraintes inhérentes à la détention rendent en pratique l’exercice du recours impossible (25).

12. Par cet avis, la CNCDH souhaite aider au respect effectif des droits par une lutte contre les non-recours aux droits et au droit. Pour ce faire, elle souhaite attirer l’attention sur la façon dont sont construites les politiques publiques et sur leur mise en œuvre afin de les rendre effectives .